Eglise et succession apostolique aux premiers temps du christianisme

Aujourd’hui les grandes Églises instituées, revendiquent leur fondation à Jésus lui-même et l’Église romaine va jusqu’à justifier sa prétention de suprématie apostolique sur les autres Églises, en faisant du pape le successeur de « Saint Pierre ».
Ce Pierre que le Christ aurait désigné à sa succession pour fonder l’Église.
La longue liste des papes « successeurs de Pierre » dûment archivée au Vatican n‘est pourtant rien d’autre qu’une pieuse légende forgée de toute pièce par Eusèbe de Césarée, au moment où l’Église romaine devenait religion d’État avec la conversion de l’empereur Constantin.
Il fallait une autorité incontestable pour l’Église de l’Empire, et se sera l’évêque de Rome, celui précisément de la capitale de l’Empire. Et Eusèbe va le graver dans le marbre de l’Histoire.
Aujourd’hui une lecture historico-critique des évangiles, l’une des toutes premières sources chrétiennes, même si le contenu à été finalisé tardivement, permet de renouer le fil avec une histoire bien plus authentique.

Constatons tout d’abord, que le mot église n’apparaît pratiquement pas dans les évangiles. En fait le mot est employé seulement à deux reprises dans l’évangile dit de Matthieu, en 16 : 18 et 18 : 17. Tout, porte à croire que ces deux mentions sont des interpolations tardives.
La première qui désigne Pierre comme le successeur du Christ fut probablement insérée pour justifier en « Écriture » la prétendue succession apostolique du pape romain.
L’Église de Rome, en tant que résidente dans la capitale de l’Empire, entendait sans nul doute avoir la primauté qui lui revenait de droit.
Peut-on imaginer les nobles romains acquis au judéo-christianisme se soumettre à une autorité ecclésiale d’une province barbare, dont les membres ne seraient même pas des citoyens romains ? Le rang civique et politique des judéo-chrétiens de Rome exigeait sans nul doute la suprématie sur leurs coreligionnaires des autres contrées de l’Empire.
Pierre, le disciple de Jésus qui fut, selon la tradition, martyrisé à Rome, était le prétexte idoine. Il permettait de faire le lien d’autorité entre l’Église de Rome et le Christ. L’apôtre était tout désigné pour être le premier tenant d’une succession apostolique et par là, la justification de l’autorité de l’Église de Rome sur les autres.
Église dont les prétentions de domination s’affirmaient déjà avec force, au IIe siècle, en marginalisant les autres chrétiens désignés de son doigt comme hérétiques.
L’Église de Rome du début du IIe siècle visait déjà le trône impérial. À Rome l’alliance du trône et de l’autel, était en marche et se concrétisera deux siècles plus part avec Constantin. Période que les cathares identifieront précisément comme la décadence totale du christianisme.

Mais voyons donc le passage de Matthieu qui élève Pierre à la succession de Jésus : « Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église, et que les portes du séjour des morts ne prévaudront point contre elle » (Matthieu 16 : 18).
Cette belle déclaration, complaisante pour l’Église papale qui au IIe siècle s’affirme en édictant son propre canon des textes évangéliques, est comme nous venons de le voir, éminemment douteuse et ne colle pas avec d’autres sources.
On peut au moins constater que l’affirmation est unique. Les autres évangiles canoniques, dit de Marc (8 : 29) et de Luc (9 : 20), se contentent seulement d’attribuer à Pierre la première confession de Jésus en tant que Christ ; tandis que l’évangile dit de Jean (6 : 68) fait de Pierre le disciple fidèle qui n’abandonne pas le Christ en confessant sa prédication divine.
Paul dit simplement que Pierre était « l’apôtre des circoncis », comme lui, Paul, était l’apôtre des incirconcis (Galates 2 : 8).
Ces propos n’ont-ils pas favorisé le glissement de sens qu’opère l’évangile dit de Matthieu ?
Pourtant, le reniement du Christ par Pierre [2], ne jette-t-il pas une ombre prophétique sur l’Église qui s’est réclamée de lui ?

Dans l’Évangile dit de Thomas, c’est plutôt Jacques apparenté à la famille de Jésus et non le disciple homonyme [1] , qui semble avoir eu le primat de la succession de Jésus : « Les disciples disent à Jésus: « Nous savons que tu nous quitteras. Qui, deviendra le plus grand parmi nous ? ». Jésus leur dit : « où que vous soyez allés, vous irez vers Jacques le Juste[3], pour qui ont été faits le ciel et la terre » (Logion 12, Edition de la Pléiade).
Cette déclaration n’a certainement pas plus été prononcée par Jésus que celle rapportée par l’évangile dit de Matthieu au sujet de Pierre, mais elle à le mérite de coller à l’histoire.
Les sources historiques semblent indiquer la figure emblématique de Jacques au sein de la toute jeune communauté de Jérusalem dont les membres avait été sensibles à la prédication de Jésus. Communauté qu’il faut se garder de baptiser trop hâtivement de chrétienne et encore moins d’Église au sens où nous l’entendons aujourd’hui, comme nous allons le comprendre.
La tradition chrétienne désigne en effet Jacques comme le chef de la communauté de Jérusalem, mieux encore comme le premier évêque de la « succession apostolique » et non Pierre. Dans son Panarion, Épiphane écrit au sujet de Jacques : « Il fut le premier à recevoir la chaire d’évêque, le premier par qui le Seigneur a dressé son trône sur la terre ».

Que ce Jacques, « le frère du Seigneur », ait hérité de l’autorité de Jésus au détriment de ses disciples, est dans le droit fil de la coutume juive qui veut que ce soit un membre de la famille qui reprenne la succession. On est en droit de penser que ce n’est pas forcement Jésus qui ait intronisé quelqu’un de sa parenté – Jacques – à sa succession. Le fait apparait même improbable. Jacques ne fut jamais le disciple de Jésus et les évangiles laissent entendre que la famille de Jésus ne partageait pas ses idées. Elle le considérait même comme un fou (Marc 3 : 21). Les évangiles laissent entendre également que Jésus lui même aurait rompu avec sa famille (Matthieu 12 : 46-59, Marc 3 : 31-35, Luc 8 :19-21).
En fait, c’est probablement Jacques qui a capté d’autorité l’héritage de l’aura de Jésus, parce que telle était la coutume en usage. Les juifs qui furent sensibles au discours – grand public – de Jésus, en y voyant une rénovation prophétique du judaïsme, se sont parfaitement bien retrouvés avec Jacques, qui n’avait sans nul doute pas tout-à-fait les même idées que Jésus puisqu’il n’a jamais bénéficié en tant que disciple de son enseignement.
La tradition chrétienne du IVe siècle, dit d’ailleurs de Jacques qu’il était un prêtre du temple de Jérusalem d’une dignité équivalente à celle du grand-prêtre, puisque comme l’écrit Épiphane : « À Jacques seul il était permis d’entrer dans le Saint des Saints une fois l’an » (Panarion), ce qui était précisément le propre du grand-prêtre. Mais Flavius Josèphe, qui a dressé la liste des grand-prêtres, dans son livre d’histoire du judaïsme, ne mentionne aucun Jacques.
On peut considérer, pour le moins, que le propos rapporté par Épiphane est exagéré (il écrit trois cent ans après les faits), et en retenir, à minima, que Jacques aurait appartenu à la caste sacerdotale qui était alors en service au temple de Jérusalem. Mais on est aussi en droit de considérer que le propos est peut-être carrément une contrefaçon (forgery) apologétique, si on replace le propos dans le point de vue théologique de l’auteur judéo-chrétien qui le rapporte et dont l’ouvrage cherche à dénigrer ceux qu’il estime être des « hérétiques ».
Ce Jacques qu’il présente comme le premier évêque au trône du Seigneur, n’était-il pas de bon aloi de le faire grand-prêtre pour boucler la boucle de la succession de la prêtrise fondée par Dieu au temps de Moïse et dont le sacerdoce était censé ne prendre jamais fin ? Le propos ne vise-t-il pas à renforcer l’Église romaine qui s’inscrit dans la continuité du judaïsme et a contrarier l’Église marcionite encore vivace, qui affirme au contraire son antinomie avec le judaïsme ?

Toutefois la tradition apologétique des premiers historiens judéo-chrétiens, rapporte sans doute quelque chose de juste. Jacques était probablement un juif pieux. Si pieux, nous dit Eusèbe ou Épiphane, qu’à force de passer son temps en prière dans le temple, ses genoux avaient fini par ressembler à ceux des chameaux !
Si telle est la vérité, Jacques à sans nul doute opéré un renversement de l’enseignement de Jésus. Il l’a retourné dans le giron du judaïsme, d’un judaïsme en tout cas un peu plus orthodoxe.
Cette influence de Jacques, sur le sens qu’il donnait de l’enseignement de Jésus, divergeait avec l’Évangile du Christ que prêchait Paul. C’est peut-être de cette tension qu’est né le premier schisme de la chrétienté : la fracture entre Église romaine qui se revendiquait de l’apostolat de Jacques et de Pierre et celle de Marcion qui se revendiquait de l’apostolat de Paul.
La première, faisait mieux que de s’inscrire dans une filiation avec le judaïsme, elle se substituait carrément à lui. Elle disait d’elle-même qu’elle était tout bonnement le véritable Israël.
Alors que la seconde, celle de Marcion assumait parfaitement l’idée que le christianisme était une religion nouvelle. Mais face aux chrétiens qui « judaïsaient » pour reprendre l’expression de Marcion, elle se voyait contrainte à souligner l’incompatibilité foncière du christianisme avec le judaïsme. Mais dans les faits, elle laissait aux juifs, avec respect, la religion de leurs Pères.

De ces divergences, conflits d’autorité et fondations d’Églises, Jésus n’y était sans nul doute pour rien. Jésus n’a probablement jamais désigné un successeur et encore moins songé à instituer une Église.
Ce sont là des choses qui ont été justifiées après coup, sur son dos, et qui sont passées dans les écrits néo-testamentaires, quand ces concepts postérieurs finiront par désigner ce qui ne l’était pas encore, mais qui le deviendra rapidement.
Les historiens s’accordent à subodorer que Paul fut le véritable fondateur du christianisme, et non Jésus. C’est Paul qui fonde les premières Églises, du moins chez les « gentils » c’est-à-dire les non-juifs. C’est Paul qui avec beaucoup de courage, mais aussi avec pas mal de diplomatie, sépare la foi au Père du crucifié d’avec la foi au dieu de la loi mosaïque.
C’est d’ailleurs ce qui lui valu un sort similaire à ce Jésus-Christ dont il se réclamait. Légitimement accusé de renverser la foi des pères : « tu enseignes à tous les Juifs qui sont parmi les païens à renoncer à Moïse, leur disant de ne pas circoncire les enfants et de ne pas se conformer aux coutumes » (Actes de Apôtres 21 : 21), il ne réchappa au lynchage qui fut fatal à Jésus, que grâce à l’intervention de la garde romaine et à sa citoyenneté romaine.
Mais ce n’était qu’un sursis, comme Jésus en avait connu lui aussi (Luc 4 : 28-30), Paul à finalement succombé, comme Jésus, aux bourreaux romains.
Le Christ ne disait-il pas qu’un « serviteur n’est pas plus grand que son maître. S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi » (Jean 15 :20) ?

(1) En effet, les textes du Nouveau Testament mentionnent plusieurs Jacques. Jacques dit « le juste » ou « frère du Seigneur » (Galates 1 : 19), ne doit pas être confondu avec Jacques, le disciple de Jésus, dit à la fois « fils de Zebédée » et « frère de Jean » (Matthieu 4 : 21), ni avec un autre disciple homonyme, Jacques dit « fils d’Alphée » (Marc 3 :18), mais qui, hormis cette mention n’est pas autrement connu ; ni encore le père du disciple Jude nommé Jacques (Luc 6 : 16).
De tous ces Jacques, un seul se distingue du lot, c’est le disciple Jacques « fils de Zébédée » et « frère de Jean », mais qui eut apparemment une existence courte. Les Actes des apôtres disent qu’Hérode « fit mourir par l’épée Jacques, frère de Jean » (Actes des Apôtres 12 : 2). Les historiens posent la date probable de sa mise à mort en l’an 42 de notre ère.

[2] Voir Matthieu 26 : 69-75, Marc, 14 : 66-72, Luc 22 : 54-71 et Jean 18 : 25-27.

[3] L’intitulé de Jacques dit « le juste », atteste, pour le moins en ce qui le concerne, une interpolation tardive, car c’était l’épithète de Jacques attribuée par la tradition chrétienne. Elle n’était pas encore contemporaine du temps de Jésus. Du temps de Jésus, Jacques ne pouvait pas encore être dit « le juste » !