Les derniers jours de Guillelme Tournier

Nous sommes en février 1325, Guillelme Tournier est au mur de Carcassonne depuis 3 longues années.

Elle n’a plus de nouvelles de sa famille ni de ses amis de Tarascon. Elle voit mourir une à une ses compagnes de captivité mais elle ne renie rien. Elle se souvient : Après la chute de Montségur, ses parents et tous ses aïeux ont vécu dans le Sabarthez des jours relativement paisibles sous la double protection d’un environnement sécurisant et de la bienveillance des comtes de Foix. Bien sûr l’inquisition sévissait mais comme le bras séculier n’avait pas le zèle de celui du Lauragais ou du Carcassès, l’hérésie était loin d’être éteinte. Il fallait seulement se méfier de quelques familles de Tarascon restées profondément catholiques mais même celles-ci voyaient le plus souvent d’un oeil complice les « bons chrétiens » qui manifestaient souvent plus d’amour de dieu qu’elles mêmes.

Et Guillelme songe : mais quand le cauchemar a-t-il vraiment commencé pour elle et les siens? La fin du siècle dernier et le début de celui-ci ont vraiment marqué le tournant dans la lutte ouverte contre les cathares. En 1301, il y eut l’affaire Bernard Saïsset, évêque de Pamiers contre comte de Foix avec comme enjeu l’autonomie et l’indépendance du comté. Grâce à l’habileté du comte, ce différend qui opposait en fait, par sujets interposés, le roi de France à la Papauté s’était bien terminé pour les sujets du comte. Mais le Pape ne pouvait pas contenir plus longtemps cette humiliation et avait hâte de laver cet affront. Le Sabarthez, seul foyer de résistance à la reprise en mains de l’Eglise romaine allait le payer au prix fort. Le père de Guillelme lui a maintes fois raconté que tout a basculé quand, en ce maudit jour de mars 1302 le comte de Foix Roger Bernard est venu mourir à Tarascon. Il a appris du parfait Pierre Authié lui même que ce dernier lui avait administré le consolamentum des mourants. Il a alors compris que rien désormais ne serait plus comme avant. L’inquisition, qui jusque là était restée dans l’ombre, allait pouvoir agir au grand jour, avec d’autant plus de haine qu’elle avait été muselée et humiliée par le pouvoir séculier. Le nouveau comte Gaston avait bien lui aussi reçu un éducation « catharisante » mais il ne pouvait plus, les temps ayant changé, se montrer l’égal de son père pour oser braver à la fois l’Eglise romaine et les rois de France et d’Aragon. Il faut dire que ce Roger Bernard avait été un habile stratège et tout au long de son règne, avait su se ménager les faveurs des puissants en s’alliant aux uns ou aux autres selon les circonstances. Mais il avait toujours soutenu les cathares et accordé des droits à tous ses sujets en mettant en place des chartes qui conféraient aux consuls des droits de propriété et de jouissance sur les biens qu’il possédait. D’une manière générale, il a défendu son comté et ses habitants contre tous ceux qui lui contestaient ses droits. Cela lui valut d’ailleurs de faire quelques années de prison dans les geôles du roi de France ou dans celles du roi d’Aragon. Cela lui valut surtout d’être particulièrement aimé de ces sujets et Guillelme malgré son jeune âge, a toujours conservé le souvenir de cet homme de bien et de tolérance.

En fait, les événements se sont précipités en 1308 lorsque le comte de Foix, préoccupé par la succession du Béarn, s’est vu excommunié et ses terres confisquées. Pour les récupérer, il dut promettre, comme il se devait, de défendre l’Eglise romaine, laissant ainsi le champ libre aux investigations de l’inquisiteur Geoffroi d’Ablis, qui n’attendait que cette occasion pour se jeter sur ses proies. C’en était fini de la relative quiétude qui baignait tout le Sabarthez. Guillelme n’a pas connu grand chose de cette période faste et prospère où les gens, quelle que soit leur condition, vivaient dans la paix et l’harmonie, tout entiers tournés vers la fraternité et l’amour du prochain ! Bien sûr le tableau qu’elle s’en fait maintenant est sûrement trop idyllique mais elle donnerait beaucoup pour avoir connu ces temps bénis ! Car elle a toujours vécu dans la crainte de la délation et elle avait environ une douzaine d’années quand elle dût subir les rafles effectuées au cours de cette année 1308 dans tous les villages du Sabarthez et se réfugier avec le peu de famille qui lui restait dans des grottes inaccessibles avant de partir vers l’Espagne plus tolérante. Elle a pleuré quand elle a appris qu’en 1309-1310, les inquisiteurs avaient fait brûler les derniers Parfaits qui avaient porté la bonne parole sur tous les chemins de la haute Ariège. Elle a pris conscience qu’à partir de ces jours là les bons croyants étaient livrés à eux mêmes. En Catalogne, elle avait retrouvé beaucoup de bons chrétiens exilés comme elle et leur compagnie l’avait aidé à surmonter sa misère. Elle avait aussi rencontré quelques Parfaits en cavale comme Guilhem Bélibaste et quelques autres mais ils professaient alors une religion que Guillelme avait du mal à reconnaître. Dans cette période trouble, les atrocités commises au nom du Christ sur des chrétiens, divisaient le bon peuple en deux catégories. Ceux qui, par lâcheté, uniquement pour sauver leur « tunique de peau » abjuraient leur foi et retournaient à l’Eglise romaine, c’étaient les pires de tous puisqu’ils n’hésitaient pas à trahir leurs anciens amis et à traquer leurs proches pour sauver leur tête. Les autres au contraire, songeaient à affronter avec courage une mort certaine car il étaient persuadés que leur sacrifice leur assurerait une réincarnation plus heureuse.

Guillelme fait partie de ceux-ci et même si elle a peur de la mort, elle ne la redoute pas puisque sa prochaine existence lui fera franchir un pas supplémentaire vers la perfection. Pourtant au départ, elle s’était sentie cathare un peu par “affinité”, parce que ses parents depuis des générations avaient toujours élevé leurs enfants dans cette foi, comme les catholiques baptisés de père en fils peuvent n’avoir qu’une vision très floue de leur religion. Mais les épreuves subies et surtout la manière dont les Bons Hommes les surmontaient lui ont fait découvrir qu’il y avait bien deux Eglises, la mauvaise qui écorche et persécute et la bonne qui, comme aux temps des premiers Chrétiens, est persécutée. Maintenant, elle est sûre que la Vérité ne peut se trouver que du côté de l’Eglise des Bons Hommes, elle aura la force d’aller jusqu’au bout de ses convictions, elle va même essayer de convertir à sa foi sa compagne de geôle qui, elle n’en est pas dupe, partage sa cellule dans le seul but de lui soutirer des renseignements. La pensée de cette mesquinerie supplémentaire de la part de ses tortionnaires lui fait esquisser un sourire. Il y a longtemps que son esprit s’est affranchi de ces considérations ordinaires. Désormais elle peut mourir, elle ne regrette rien (1).

Note :

(1) l’exemple donné par les bonshommes forcent bien sûr notre admiration mais les simples croyants sont pourtant, dans ce contexte de persécutions, bien plus admirables encore!

Guillelme Tournier a été brûlée le 22 février 1325 sans avoir reçu le consolament, sans avoir pu faire le choix de la praxis cathare et sachant parfaitement qu’elle serait obligée de revenir dans ce monde corrompu. Elle n’aurait eu qu’à renier sa foi pour échapper aux flammes et pourtant, comme tant d’autres avec elle, alors que son “Eglise” avait été anéantie, qu’il ne restait aucun Parfait encore en vie dans la région, Guillelme a affronté la mort avec sérénité car ce dernier supplice qu’on lui infligeait lui prouvait en fait qu’elle n’était pas “dans l’erreur”.