Rencontre spirituelle avec lo boièr

Lo boièr

La chanson du bouvier est une chanson médiévale interprétée sur tout le territoire occitan. Elle connaît de nombreuses variantes mais la base reste la même.

Elle a traversé les siècles en gardant la même rythmique.

Il est agréable de constater qu’elle est enseignée dans les écoles « calendretas » et que les enfants prennent beaucoup de plaisir à la chanter, perpétuant ainsi la tradition même si le sens profond peut parfois leur échapper.

Car la répétition des vers de chaque couplet laisse supposer qu’il y a au moins deux significations.

Le chant des voyelles à la fin de chaque couplet, même s’il ne se trouve pas dans toutes les versions a un symbolisme important, dans le sens d’une élévation, musicale certes, mais aussi spirituelle.

De nombreuses hypothèses ont été avancées au sujet de ce chant très ancien, toutes très intéressantes ; l’une d’entre elles à voir ici

Pour la chanson elle-même, écouter ici une version assez moderne et fort plaisante.

Ci-dessous, le texte occitan et la traduction française

Texte le plus courant Traduction communément admise

Lo boièr

Le laboureur

Quand lo boièr ven de laurar Quand le laboureur a fini de labourer
Planta son agulhada Il plante son soc
Troba sa femna al pè del fuòc Il trouve sa femme au près du feu
Tota desconsolada Toute désorientée
Se ès malauda, diga me òc Si tu es malade, dis le moi
Te farai una alhada Je te ferai une soupe à l’ail
Amb una rava, un caulet Avec une rave, un chou
Una lauseta magra Une alouette maigre
Quand serai mòrta, enterratz me Quand je serai morte, enterrez moi
A la fond de la cava Au fond de la cave
Los pès contra la paret Les pieds contre le mur
Le cap jos la canèla La tête sous le robinet
E los romieus que passaran Et les pèlerins qui passeront
Prendran d’aiga senhada Mettront de l’eau bénite
E diran ; qual es mòrt aici ? Et diront ; qui est mort ici ?
Es la paura Bernarda C’est la pauvre Bernarde
Se n’ es anada en paradis Elle s’en est allée au paradis
Al cèl amb sas cabras Au ciel avec ses chèvres

Il s’agit donc là de la lecture au premier niveau ; c’est très joli, doux et agréable à l’oreille.

Le sens semble clair, comme les comptines que les enfants retiennent facilement.

Cependant, quelques mots doivent faire « redoubler » d’attention, puisque chaque vers est répété et chanté légèrement différemment :

Agulhada :

Il s’agit de l’aiguillon du bouvier qui sert à piquer les bœufs pour qu’ils fassent un sillon bien droit. La droiture du chemin peut avoir aussi sa représentation symbolique.

Au figuré, ce plantage de l’aiguillon signifie qu’à ce moment-là, le laboureur, c’est-à-dire l’Homme de Terre, l’Adam, arrive à la croisée des chemins, au tournant de sa vie. A ce poste d’aiguillage, il doit faire un choix qui va réellement transformer son existence et même sa nature.

Cet homme, nouvel Adam, se confond en fait avec l’âme du croyant, et l’aiguillon planté représente l’instant précis de la conversion, de la prise de conscience, et de la demande du baptême du Feu. L’aiguillon est planté dans son cœur. Les deux sens ne sont pas incompatibles, car nous sommes en présence d’un « aspirant parfait » qui, tout en étant du monde n’est déjà plus de ce monde.

troba :

Même si l’on trouve « trapa » dans certaines versions, le mot « troba » incite à chercher à la manière des « trobadors » médiévaux.

fuòc :

Ici encore, bien que d’autres versions désignent « lo canton » comme étant le coin du feu, le « fuòc » met en exergue un feu autrement plus vivifiant que celui de la cheminée.

Desconsolada :

C’est le mot fort qui fait immédiatement penser au consolament cathare. Bien entendu, le mot étant si évident et trop connoté, il n’est pas resté dans toutes les versions.

Cava :

Son sens est cave mais aussi grotte, qui a donné le français « caverne » ; d’ailleurs on retrouve quelquefois les mots « gròta » ou « cròta » qui ont la même signification.

Canèla :

Mot qui désigne le robinet du tonneau et n’a de sens que s’il est associé à « cava » signifiant cave. Il peut aussi cacher quelque chose, pourquoi pas « candèla », la chandelle.

D’autres versions donnent « rajola » qui signifie aussi robinet mais également jaillissement, écoulement de cette eau de grotte sanctifiée. On trouve d’ailleurs au fond de la grotte de l’ermite à Ornolac un endroit appelé «  la font santa », la source sainte.

Si l’on reprend le texte, on s’aperçoit que sous son apparente clarté, il manque quand même de cohérence, incohérence que l’on a tôt fait d’attribuer aux médiocres qualités des auteurs de l’époque. Mais nous avons  eu l’occasion de voir (cf Peire Cardenal) qu’il n’en était rien.

Ainsi donc, à première vue, le bouvier, son travail terminé rentre chez lui et trouve sa femme déboussolée, voire complètement ivre.

La voyant dans cet état, Il lui propose une « vulgaire » soupe.

La partie instrumentale montre que le temps passe et quand le chant reprend on découvre que la femme est loin d’être guérie puisqu’elle songe à mourir et mentionne ses dernières volontés.

Elle veut être enterrée dans la cave les pieds contre la muraille et la tête sous le robinet ! (à la manière des Chevaliers de la Table Ronde, autre chanson à boire que l’on aurait justement tort de ne considérer que comme une chanson à boire ; l’état d’ivresse cachant le plus souvent un état bien plus élevé !)

Les pèlerins lui porteront de l’eau bénite et diront que la pauvre Bernarde est allée au paradis au ciel avec ses chèvres, sans que l’on sache très bien pourquoi les chèvres vont au ciel.

Avec une autre grille de lecture et « d’écoute » il est pourtant possible de trouver une autre signification, plus subtile, de ce chant éminemment cathare  mais auparavant, il faut revoir entièrement notre opinion sur ce chant curieux.

Qui est le bouvier ?

Le bouvier est une constellation de notre hémisphère nord à côté de la Grande Ourse qui en est le septentrion (les 7 bœufs). Son étoile principale est Arcturus, dérivé de Artus comme le fameux roi Arthur de la Table Ronde (on y revient !). La géométrie du château de Montségur en rappelle étrangement la forme. (voir le site d’Yves Maris ici) mais c’est sûrement une coïncidence.

Le bouvier est celui qui conduit les bœufs (allant souvent par paire) et qui doit les obliger à aller droit. Quand on l’appelle laboureur, on s’attache à son action, quand on le nomme bouvier, on s’attache à son état. Enfin, le bouvier c’est “l’homme qui travaille la terre,” symbolisé dans l’hagiographie chrétienne par Saint Georges. Il travaille la matière pour la purifier, par un travail sur soi de tous les instants.

Les bœufs (ils existent mais ne sont pas nommés, c’est tout le contraire de notre réalité qui existe pour nous alors qu’elle n’est qu’illusion) représentent ainsi la partie « animale » de l’homme, le cocher est donc l’âme qui va ou non se tourner vers l’esprit, à la fin de la journée de labour. Au cas particulier, l’âme par son plantage d’aiguillon a fait son choix.

On ne peut s’empêcher de remarquer la similitude entre ce bouvier et l’arcane 14 du tarot représenté par le chariot.

Sauf que dans la chanson, comme dit précédemment, l’accent est mis sur le cocher, « l’être » alors que sur l’arcane, ce sont les chevaux, « la paire représentant la dualité et les contraires », qui sont mis en avant.

Pareille similitude se retrouve aussi chez Platon, quand il écrit « Il faut donc se représenter l’âme comme une puissance composée par nature d’un attelage ailé et d’un cocher. Cela étant, chez les dieux, les chevaux et les cochers sont tous bons et de bonne race, alors que, pour le reste des vivants, il y a mélange. Chez nous – premier point – celui qui commande est le cocher d’un équipage apparié ; de ces deux chevaux, – second point – l’un est beau et bon pour celui qui commande, et d’une race bonne et belle, alors que l’autre est le contraire et d’une race contraire. Dès lors, dans notre cas, c’est quelque chose de difficile et d’ingrat que d’être cocher.” (Phèdre, 246 b) ».

Mais à la différence du léger pessimisme de Platon, le chant du bouvier montre à la fois un conducteur de bœufs et un laboureur dans une seule et même personne. Elle est certes encore très terre-à-terre mais elle a suivi le droit chemin, son équipage est parfaitement apparié, pareil à celui des anges. La suite logique, c’est la détermination de sa conduite à tenir à ce moment précis.

Dans ce moment de réflexion, d’introspection, il reçoit au plus profond de lui le coup de pouce du destin. Il bat sa coulpe et son cœur s’ouvre.

Il faut bien se représenter la scène :

Les bœufs sont l’homme animal, charnel mais indispensable pour tracer le sillon.

Le bouvier est l’âme humaine, non pas celle tiraillée par ses pulsions, mais plutôt celle qui a suivi son chemin en justice et vérité, en un mot, l’âme du croyant cathare.

La femme est donc cette même âme, qui aspire au consolament, au baptême du Feu, le véritable mariage mystique, avec dissolution du corps et fusion de l’âme et de l’esprit. C’est pour cela qu’elle a déjà le feu à ses pieds.

Le dialogue qui s’ensuit entre l’âme et l’âme, ce face à face, est aussi très éloquent :

L’âme est malade c’est-à-dire en mauvaise santé (c’est qu’elle est encore attachée à sa condition humaine), son salut n’est pas encore assuré ; mais grâce à la potion, tout va s’arranger, non pas pour cette existence-ci bien sûr ! La bonne soupe au lard maigre (cela va sans dire !) cache une symbolique que l’on est en droit d’évoquer dès lors que le double sens a été révélé par les vers précédents :

une rave/navet est la nourriture des immortels chez les Taoïstes. On peut aussi noter que « rava » signifie rêve, délire, on pourrait dire « état second » pour qualifier une sorte de transe.

 un chou (que l’on associe traditionnellement à la mort comme à la naissance) mais voir aussi le sens de « caular » qui signifie coaguler, en rapport avec le sang.

et une alouette qui est le symbole le plus parlant, puisque cet oiseau possède la capacité de s’élever très haut dans le ciel…

« Au temps de la création, l’alouette ouvrait les portes du ciel à l’âme des morts, d’où son nom d’Alc’houeder ou « porte-clefs »  précise le folklore breton. Enfin, selon une légende de la région d’Orléans, c’est l’alouette qui aurait apporté aux hommes le feu céleste ou ce « feu du baptême » qui doit justement nous ouvrir les portes du Royaume.

La seconde partie de ce chant magnifique porte sur les modalités pratiques qui vont se dérouler après ce baptême.

L’âme va se retrouver, non pas en enfer, mais au plus profond de la caverne et va donc avoir une nouvelle naissance car si les pieds sont encore sur terre, la tête a atteint la lumière.

De cette union entre feu et terre surgira la Source d’Eau Vive qui rejaillira ensuite sur l’ensemble des Croyants.

L’Homme, en tant qu’âme en chemin, après avoir traversé et expérimenté les vicissitudes de ce monde, arrive au tournant de sa vie ; il a un choix à faire, choix qui va le bouleverser. Son âme tourmentée aspire à être consolée, elle demande à rejoindre sa nature spirituelle éternelle. Pour cela il lui faut un certain « breuvage », un élixir, une potion que l’on a souvent qualifiée de magique parce qu’inaccessible au commun des mortels. En même temps, elle doit se retirer au plus profond du Soi pour s’abreuver à la Sainte Source (traduction de « A la font de la cava ») et en transmettre les bienfaits aux autres.

Ces autres, ce sont, non pas les « roumieux », ceux qui vont à Rome, mais les pérégrinateurs de l’Amour ( Amor étant le contraire de Roma, formule employée fréquemment par les troubadours) qui pourront ainsi témoigner que Bernarde, (le nom pouvait changer) était bien morte hérétiquée puisqu’elle s’en est allée « au ciel, elle a une Bonne Fin » traduction de :

Al cèl, am’ Ben s’acaba. plutôt que : Al cèl, amb sas cabras.

En conclusion, La première partie de la chanson est axée sur la technique de l’élévation de l’Esprit  et la demande du consolament, le seul véritable, le baptème du Feu :

Eveil, prise de conscience, chant des voyelles pour se transcender, découverte de son âme prise au piège du mondain.

La deuxième partie traduit le consolament proprement dit :

La méthode d’abord, avec le breuvage dont on ne sait rien (peut être de l’eau pure) et la méditation au tréfonds de soi, la soif étanchée par la Source de Vie, le grand bouleversement, en un mot la « conversion » que cela produit.

Enfin, le message en filigrane pour les croyants qui pouvaient ainsi savoir que tel ou tel avait bien réussi sa bonne fin.

Avec ce nouvel éclairage, il est proposé ci-dessous le texte revu et sa nouvelle traduction :

Quand lo boièr ven de laurar Quand le croyant cathare (ou son âme, ce qui revient au même) s’éveille.
Planta son aigulhada Il se trouve à la croisée des chemins, il fait le choix conforme à son cœur.
Troba sa femna al pè del fuòc (son âme) il désire le baptême du Feu, il elle est prêt(e)
Tota desconsolada à « faire le grand saut »
Si ès malauta diga me òc aies conscience de ta mauvaise condition
Te farai une alhada Tu prendras un breuvage pour ton Salut
Amb una rava, un caulet Avec des éléments qui nourrissent l’esprit
Une lauzeta magra Et un conditionnement approprié à cette élévation spirituelle.
Quand serai mòrta, enterra me Au moment de ma mort terrestre
A la font de la cava Je puiserai au fond de moi, à la Source
Los pès contra la paret Les pieds au mur (dans la position du pendu du Tarot)
Lo cap jos la candèla La tête sous la chandelle
E los romieus que passaran Et les pèlerins d’Amour qui passeront
Prendran d’aiga senhada Puiseront eux aussi à cette eau sanctifiée
E diran : qual es mòrt aici ? Et diront : qui est mort ici-bas ?
Es la paura Bernarda C’est la pauvre Bernarde (ou autre)
S’en es anada en paradis Elle s’en est allée au paradis
Al cèl amb Ben s’acaba Au ciel avec une Bonne Fin

Nous ne prétendrons jamais que notre traduction est l’interprétation véritable de ce chant magnifique. Il est toutefois utile de l’écouter « religieusement » et ensuite de laisser parler son coeur. Alors, peut être, cette douce mélodie peut nous emmener très loin.

Bien sûr une version chantée sur les lieux mêmes du drame est toujours plus émouvante! pour en profiter pleinement c’est ici !

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