Bénissez, pardonnez

Tels étaient les deux mots-clés des rituels cathares, ils étaient répétés inlassablement dans tous les actes liturgiques. Ces deux mots revêtaient donc pour les chrétiens dits « cathares » une importance fondamentale.
Ils renvoient tout simplement à la question de la grâce dans le christianisme, dont les deux effets visibles sont le pardon et la bénédiction, comme les deux faces d’une même monnaie.
Mais la notion de grâce du catharisme peut-elle se calquer sur l’idée du « pardon des péchés » du judéochristianisme comme peut le laisser croire la similitude des mots employés de part et d’autre ?

Pour le judéochristianisme le pardon est lié à un dieu juge et à sa Loi. En effet il ne peut exister de pardon sans faute et pas de faute sans loi. C’est la loi qui dénonce toute contravention à ce quelle édicte. Tout contrevenant est donc coupable et doit s’attendre au glaive de la justice qui tranche le juste et l’injuste en sanctionnant ce dernier.
Le coupable mérite châtiment car il n’y a pas de loi sans châtiment non plus.
Ainsi devant dieu l’homme est coupable de pécher parce qu’il déroge à la loi de dieu. Mais comme tout souverain, dieu a le droit de grâce, il peut gracier celui que sa loi a pourtant condamné à mort. Il peut faire œuvre de mansuétude, mais il appartient à l’homme de la lui demander. Dieu exige des supplications, des courbettes et des salamalecs, il faut faire amende honorable, faire acte de contrition. En bref, s’humilier, perdre toute dignité pour lui susciter de la pitié.
Gracié, l’homme se confond en remerciements, se perd en reconnaissance et chante les louanges de son supérieur.
Mais on connaît le principe de ce simulacre de bonté, il permet le renforcement de l’autorité de ce dieu souverain et confirme la puissance et le pouvoir de son auxiliaire : l’Église et son clergé.

Il n’en est pas du tout ainsi pour un cathare. Le « Père saint des bons Esprits », n‘est pas le dieu de la Loi. Il est le Dieu de la Bienveillance au sens fort du mot Grec agapê employé dans les évangiles, c’est-à-dire toute bonté qui s’exprime sans lien d’intérêt aucun. Il n’existe donc pas, en ce Dieu, de Loi pour accuser l’homme d’un quelconque péché. Sans loi pas de péché. L’apôtre Paul écrivait pareillement « sans loi le péché est mort » (Romains 7 : 8).
L’homme devant Dieu n’est coupable de rien. Dieu n’a donc rien à pardonner et l’homme ne doit rien à Dieu.
De toute façon, le rapport entre Dieu et l’homme pour un cathare n’est pas celui de la créature inférieure et distincte de nature du dieu judéochrétien. Le mythe des cathares médiévaux l’illustre avec force. L’homme n’est rien d’autre qu’un ange de Dieu enfermé dans un corps de fange. Ce mariage forcé et contre-nature altère cette émanation de l’Esprit divin en âme, en animateur d’un corps. Il est esclave d’un corps d’oubli qui l’aliène à un dieu et à un monde étranger.
Mais sa véritable nature est divine, il est une goutte de Dieu noyée dans un océan de matière. Son exil et sa séparation de Dieu — qui n’est rien d’autre que le « Bon principe » comme le disait les cathares — est sa seule souffrance, et le malheur de ce monde privé de toute Bonté.
Le cathare est plongé dans un monde où l’étincelle de Bonté qu’il porte en lui, n’existe pas. Le monde ignore la Bonté, elle n’est pas son principe. Comme la Bonté est absente du monde, Dieu l’est aussi. Il n’y est présent que dans les Parfaits, dont l’engagement de vie n’en est que l’imparfaite évocation.
En conséquence, puisqu’il n’y a pas de Loi, il n’y a ni juge, ni accusateur, ni condamnation. Le péché, c’est-à-dire la conscience de la faute, n’est justement qu’une question de conscience. La faute apparaît là où la conscience s’éveille. Et cette conscience n’est rien d’autre que l’éveil de l’Esprit divin en l’homme. Esprit qui l’affranchit de sa nature irraisonnée et animale, soucieuse uniquement de la survie de soi, c’est-à-dire du corps et de la satisfaction de celui-ci.

Le Pardon signifié par les cathares n’est donc pas l’absolution d’un péché dont l’homme serait coupable vis-à-vis d’un dieu juge et de sa Loi. Un tel pardon ce serait se mettre en position de juge, d’autorité et de pouvoir, toutes choses dont on sait qu’ils sont l’attribut du diable.
Le pardon que signifiaient les cathares aux croyants qui s’inclinaient devant eux, était le simple rappel que Dieu ne les tient coupables de rien, et qu’il leur transmet la seule chose dont Dieu est capable, sa totale Bienveillance, la toute Bonté de sa Grâce, en clair sa bénédiction et son pardon. Car une bénédiction n’est rien d’autre que la diction d’un bien que l’on souhaite à quelqu’un, l’étymologie du mot veut d’ailleurs dire littéralement « dire du bien ». Et ce Bien qui est dit, cette bénédiction donc, n’est rien d’autre que le pardon, au sens cathare, c’est-à-dire l’expression de la Grâce de la toute Bonté divine. Et c’est bien cette notion de Grâce que tente d’évoquer le mot du rituel latin « parcite nobis » qui veut dire littéralement « épargnez-nous » et épargner quelqu’un c’est bien l’expression de la grâce.
À un temps où la notion du mot grâce, tel que nous l’entendons aujourd’hui, n’existait pas encore — c’est Luther qui popularisera ce concept — les cathares médiévaux ont utilisé un mot qui l’induisait et qui était cultuellement admis dans la chrétienté d’alors et qui correspondait en fait à notre mot pardon.

Le propre du Parfait, c’est de ne pas se mettre en position d’autorité et de supériorité ; il ne juge pas, il ne peut donc pas pardonner une faute. Il n’est pas le sbire du diable qui accuse les hommes de culpabilité pour qu’ils se jettent à ses pieds. Il n’a rien à pardonner à quiconque, car il ne considère personne comme coupable. Il n’a pas de Loi pour faire ce jugement. Il marche seulement selon sa conscience éclairée par l’idée du Dieu absent de ce monde, principe de toute Bonté.
Il est celui qui manifeste la toute Bonté de Dieu en dépit de sa propre misère. Un Parfait se sait identique aux autres hommes, il n’est pas différent d’eux, il n’est pas meilleur car il est fait du même bois ou plus exactement revêtu de la même matière. Lui aussi « pèche », et les cathares médiévaux considéraient même qu’ils étaient les seuls à pouvoir pécher puisqu’ils étaient entrés dans la voie étroite du Bien. Ils savaient donc en toute conscience quand ils faisaient le mal, quand ils s’écartaient de cette conscience qui les avait amenés à suivre la « voie de justice et de vérité ». Pour eux les croyants ne pouvaient pas pécher, car ils étaient tout entiers dans le mal à cause de leur inconscience, leur âme/esprit était encore aliénée par le monde. Et comme tout aliéné, ils ne pouvaient pas être tenus responsables de quoi que se soit.
Seul celui qui sait ce qu’il fait peut être tenu pour responsable. Et c’est bien là le sens à entendre de ce qu’exprime le Christ sur la croix au sujet de ses bourreaux : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font » (Luc 23 : 34).

Dans la société médiévale baignée de culture judéochrétienne, les hommes étaient littéralement terrorisés par la crainte de dieu et de son jugement dernier, qu’enseignait l’Église catholique. Les gens avaient le souci de la destinée de leur âme, on peut même penser que pour beaucoup ce n’était pas vraiment le souci du Bien qui les guidait à se soucier de leur âme.
Les croyants qui contemplaient la voie étroite suivie par les Parfaits, prenaient peu à peu conscience de leur état. La conscience s’éveillait en eux et c’est cette conscience qui n’était pas tout empreinte de Bonté qui les poussait à se porter vers le Bien, dont les Parfaits manifestaient l’existence. En s’inclinant et en demandant Bénédiction et Pardon, les croyants, ne faisaient que reconnaître leur véritable état. Contrairement à leur baptême catholique qui les propulsait « chrétiens » à la naissance, ils prenaient conscience qu’ils ne l’étaient pas du tout et que leur manière de vivre n’était pas celle du salut.
De leur côté, les Parfaits, ne faisaient que signifier aux croyants de ne pas se mettre en cet état. Dieu ne les juge pas, ne les condamne pas. Il est toute Bonté, il ne juge ni ne condamne. On peut dire que d’une certaine manière, ils les consolaient avant l’ultime Consolation (baptême d’Esprit).
Par la bénédiction et le pardon, les Parfaits ne faisaient donc que leur signifier en réalité la totale Bienveillance de Dieu.
Mais les Parfaits les appelaient à agir conformément à cette conscience qui était en train de s’éveiller en eux et qui peu à peu finirait par les mener sur la voie de justice et de vérité.
Ils n’avaient pas d’autre but que de les mener à bonne fin, fin qui s’ouvrait par le Consolament.