Réflexions sur le Paire Sant cathare

Le Paire Sant est la prière des croyants cathares ( voir le texte et sa traduction ici ). On dit que ces derniers ne pouvaient pas réciter le Pater, car ils n’étaient pas suffisamment engagés dans la Voie Cathare que seuls les « Parfaits » mettaient en pratique. En admettant que le texte qui nous est parvenu est bien le texte intégral et qu’il est absolument authentique, cette prière bien singulière nous dévoilerait la pensée du croyant de base dans le contexte de son époque. La question que l’on peut ensuite se poser est de savoir si cette prière peut toujours traduire la pensée cathare contemporaine.

La prière dans son contexte médiéval

La première partie de la prière est celle que l’on s’accorde à penser comme véritablement cathare, puisqu’elle s’adresse au Dieu de Justice et de Vérité. Il s’agit donc bien du Père, mais on ne peut le nommer ainsi, car il demeure “externe” au monde (par opposition au dieu « étranger » aux croyants qui, eux non plus, ne sont pas du monde). En clair, ceux qui sont externes au monde ont un Dieu qui est lui-même en dehors du monde. Il y a donc bien deux principes, mais le principe mauvais n’a qu’une puissance relative, c’est le diable ou le démiurge. Dans l’affirmation que le croyant cathare est dans le monde, bien que n’étant pas du monde, ce concept cathare rejoint les idées développées dans l’orphisme et le pythagorisme. Au delà du mythe que l’on connaît, l’orphisme condamnait la société grecque et sa religion établie dès la naissance. L’orphisme se voulait en marge de cette société, donc tout en étant dans le monde, il s’affirmait comme n’étant pas du monde. Les pythagoriciens, quant à eux, pensaient que le bien s’identifie à l’unité, alors que le mal naît de la multiplicité. Le but de l’homme est donc, non pas de vivre en conformité avec le monde, mais d’aspirer à retrouver l’unité. De plus, orphisme et pythagorisme ont en commun avec le catharisme la transmigration des âmes et le culte de l’amour et de la connaissance. La phrase importante est donc bien : « donne nous à connaître ce que tu connais et à aimer ce que tu aimes ».

Ces similitudes entre ces différents modes de pensée ne signifient pas pour autant que tel ou tel courant découle de tel autre, mais elles démontrent a contrario la profonde différence avec le catholicisme romain qui a comme credo la résurrection de la chair, la vénération d’un dieu personnel et des saints subalternes, ainsi que l’appartenance indéfectible à l’église en tant qu’institution, le pape représentant Dieu sur la terre.

Par conséquent, on a affaire à une conception gnostique (comme Orphée, Pythagore, puis Valentin et Marcion) qui opère une quête individuelle vers le divin par la Vraie Connaissance et l’Amour Véritable.

Cette prière, dans sa deuxième partie, met en évidence le rejet de l’institution ecclésiale, quelle qu’elle soit. Elle dénonce le pharisaïsme, c’est à dire une doctrine qui s’attribuait la vérité et prônait donc que le salut ne pouvait se faire en dehors de son église. Et en poursuivant la lecture de ce texte, on remarque que ce dieu de droiture a non seulement le pouvoir de sauver les âmes, mais produit tout ce qui est bon sur terre (1) , justement à cause des bonnes âmes qui ont chuté. Il s’agit bien de la doctrine bogomile de tendance mitigée qui voit le malin œuvrer dans le temps mais, au final, toutes les âmes seront sauvées (ces fameux « petits » qui font étrangement penser aux petits du Pélican dans cette histoire(2) que les cathares d’Ariège et de Catalogne colportaient au XIIIe siècle). Car le dieu bon a le désir que, jusqu’aux derniers d’entre eux, ses fils déchus reviennent à lui.

Concernant l’attitude des pharisiens, il est à noter que le texte reprend à peu près mot pour mot le verset 39 de l’Evangile selon Thomas (4).

Le Mythe de la Chute à travers Lucifer assimilé au diable, père du mensonge.

Quelle magnifique allégorie que cette chute des âmes aveuglées par la fourberie du diable et les artifices employés par ce dernier pour les pervertir (femmes, richesses, puissances, cupidité). A noter aussi que le texte emploie « molhèrs » plutôt que le terme générique « femnas » pour désigner les femmes. Cette distinction est importante, car « molhèr » signifie plus particulièrement « épouse, femme mariée ». Le texte insiste donc sur le fait que même le mariage ne permet pas de se dédouaner d’aimer Dieu plus que tout.Alors que le mariage devient un sacrement catholique en 1274, les cathares le considèrent comme un adultère officialisé à l’égard de Dieu. En revanche ils ne condamnaient nullement le sentiment puissant d’amour qui pouvait unir un homme et une femme.

Pour en revenir au mythe de la chute, se pose en effet la question du libre arbitre, mais il ne s’agit pas de faire tout un discours sur ce sujet. On peut considérer simplement que l’homme a ou non le choix de faire le bien. Dès les premiers temps, cette question s’est posée pour les philosophes. Et il semble qu’au moyen âge les cathares faisaient de la négation du libre arbitre une des pierres d’achoppement de leur doctrine. C’est en tout cas ce que leurs détracteurs soulignent avec force dans le but de mieux les confondre et les persécuter. Cette question devait faire l’objet de larges débats au sein des communautés bogomiles sans qu’il y ait adhésion unanime sur le sujet, mais surtout sans qu’il y ait scission ou schisme dans l’église elle- même. Si l’on examine la suite de la prière, on s’aperçoit que le diable a tenté les âmes et que certaines se sont laissé entraîner délibérément, ce qui signifie qu’elles avaient déjà leur libre arbitre, le choix de suivre ou non le démiurge dans sa chute.

Dans notre monde du mélange, a fortiori, il reste à l’homme la capacité de choisir entre le bien et le mal, mais en aucun cas il ne pourra être tenu pour responsable du choix qu’il aura fait (explicite dans le fait qu’il peut toujours succomber à la tentation de la chair, des honneurs et de ses envies de puissance).

La question de savoir si ce choix est donné par le démiurge ou par Dieu est en fait secondaire, du moment que ce choix existe. Le nier catégoriquement revient à dire que personne au monde ne peut faire le choix de se placer hors du monde, ce qui va à l’encontre de cette prière même.

Le texte dit ensuite que le diable apporte aux âmes déchues quelque chose en plus par rapport à Dieu qui ne permet que le bien. Cet argument, bien que tout à fait fallacieux, est fort bien trouvé, plein de ruse et de finesse. Autrement dit, il est à l’image du maître du mensonge…

Alors que le mal ne peut pas être dans le Bien Absolu il est évident que dès qu’il y a une quelconque relativité, le mal va exister. Mais l’homme peut-il choisir ? Cette prière ne donne pas la réponse clairement (encore que ! ). Les âmes qui ont chuté se sont égarées, mais Dieu a le pouvoir de les sauver et, comme un deus ex machina, il va s’y employer. On ignore cependant s’il le fera par son Enseignement (argument cathare) ou par sa Mort sur la croix (argument catholique). Malgré tout, le fait qu’il descende avec ses disciples, c’est-à-dire ceux qui vont propager son Enseignement, laisse raisonnablement supposer que c’est le salut cathare qui est prodigué et non le salut romain.

On peut aussi remarquer que cette chute et cette perdition commencent en fait par une sorte d’ascension sur un ciel de verre, matière illusoire s’il en est. Après l’illusion vient donc la désillusion et la déchéance. C’est à peu de choses près, la vision d’Isaie (3). Mais l’adombration du Christ permet à tout un chacun de retrouver la vraie voie. Et concernant le septième règne, cette cosmogonie des 7 cieux de plus en plus parfaits est “vieille comme le monde”, les traditions juives, musulmanes et bien sûr chrétiennes y font référence, la science elle-même y trouvant une certaine cohérence ( voir à ce sujet un  article assez curieux ici ). Le rapprochement peut aussi être envisagé à partir de nos 7 chakras, puisque le microcosme humain est identique, à son l’échelle, au macrocosme. Enfin, on peut bien sûr y retrouver sous une forme encore plus symbolique les 7 métaux de la tradition alchimique, ou bien encore les 7 jours de la semaine qui sont le reflet des 7 jours de la création.

Pour finir, l’adombration de Marie est l’élément majeur qui donne une forte présomption d’authenticité à cette prière cathare. En effet, bien que cela soit assez explicite dans Luc 1, 35, l’église de Rome considère dogmatiquement que Dieu-christ s’est réellement fait homme dans l’homme-Jésus, et a donc toujours condamné le docétisme qui veut que le christ n’ait pas pris forme humaine. L’adombration de Jésus est en fait le contraire de l’habit de lumière qu’est sensé porter Lucifer. Mais tout ce qui brille n’est pas or… Lucifer rayonne d’une fausse lumière, le Christ, lui, est obligé de voiler sa vraie nature lumineuse pour se mêler aux hommes. Ici encore il est frappant de constater comme cela rejoint l’histoire du pélican assimilé au soleil, lequel est obligé de cacher sa lumière pour venir à bout de la bête qui tuait ses petits. ( voir ici : )

Une petite remarque sur la concordance des temps employés dans le récit :

la première partie est au présent de l’indicatif ; cette prière n’est pas une demande ni un souhait mais une constatation de notre état.

la deuxième partie explique comment nous en sommes arrivés là mais surtout nous montre la difficulté de retourner au Père, par la faute des pharisiens à la solde du démiurge.

Pourtant les “chers petits” , même s’ils ont chuté, sont du 7ème règne! c’est l’Eternel Présent, dans l’Absolu, le passé et le futur n’existent pas!

De même, le diable les tente en employant le conditionnel qui est le temps de notre condition actuelle et de notre conditionnement futur. A l’inverse, Dieu ne permet (toujours l’éternel présent) que le Bien!

En revanche, sitôt que les âmes égarées ont chuté, Dieu est intervenu à l’instant même, sur le champ, “en même temps” pour les sauver par l’entremise de Marie.

Quel message pour les « croyants » de notre époque.

Cette prière délivre un message gnostique de recherche spirituelle sans passer par une église institutionnelle et obligatoirement dogmatique.

Elle insiste sur la Connaissance de l’Amour et l’Amour de la Connaissance.

Enfin, en tant que prière, elle conserve toute son importance pour le travail de lâcher-prise et de méditation.

Bien sûr, pour des esprits qui se veulent rationnels, il est difficile de concevoir ce mythe de la chute, encore que cette vision est très parlante et vaut bien des explications alambiquées.

D’ailleurs, nous avons vu que la science commence à se rapprocher curieusement de cette conception de l’univers. L’univers ne serait pas un mais multiple, chaque univers étant à la fois un et l’élément d’un autre que l’on pourrait atteindre par un saut quantique (ou par un changement d’énergie vibratoire).

Et quand les scientifiques voudront bien considérer que l’univers n’est pas uniquement quantique mais également « qualitique », ils auront fait un grand pas vers cette loi unificatrice qu’ils croient chaque fois découvrir et qui, comme l’horizon, s’éloigne à mesure qu’ils s’en approchent.

Cette prière nous fait ainsi toucher du doigt (sans nous juger ni nous condamner) la faiblesse de notre chair et de notre mental pris en otage par notre ego.

Réciter cette prière, c’est demander de l’aide pour affronter les épreuves et discerner « les failles du système » comme on dit en informatique. Et l’adombration en Marie correspond point pour point à la descente de l’Esprit Saint sur les apôtres. On peut toujours espérer que l’Esprit descende vers soi, à condition que l’on soit préparé à le recevoir.

En définitive, le message délivré est  tout simple :

Ce bas-monde nous propose tout un tas de choses qui ont plus ou moins d’importance, mais c’est à nous de leur accorder la valeur qu’elles méritent. Quand l’homme acquiert la Connaissance du Cœur, et non un simple savoir, alors le Feu de l’Esprit peut le faire renaître de ses cendres.

Sur le docétisme :

L’église cathare est plutôt l’église de l’Esprit Saint. C’est lui qui descend sur le récipiendaire, le baptême de feu s’opérant du haut vers le bas, comme un dieu qui descend du ciel, mais ne s’incarne pas.

Pourtant, tout comme la foudre établit un arc électrique qui part souvent de la terre vers le ciel, le feu peut être généré par l’homme parfait pour le transcender dans une véritable apothéose et lui faire « gagner le ciel », ce lieu divin que toutes les légendes situent au delà des étoiles, ou « au-delà de l’au-delà » comme disaient les manichéens.

Mais pas plus que le docétisme, l’existence d’un principe mauvais au sens moral n’est un critère fondamental pour un «croyant cathare contemporain ». Ce dernier reconnaît un principe relatif, matériel et donc corruptible et corrompu. Ce principe se manifeste à travers l’ego et l’attachement au corporel. Le croyant doit donc le dépasser pour trouver ce que les cathares médiévaux appelaient « la Voie de Justice et de Vérité ». Et quand on voit le monde d’aujourd’hui, on se rend compte que si ce n’est pas gagné pour beaucoup, cela laisse du moins une énorme chance à quelques-uns…

 Ici un petit diaporama pour avoir les paroles chantées en occitan et la traduction en français.

Notes :

1 Les Bonshommes ont pu penser, à leur époque, que le dieu bon ne faisait grener et fleurir que les bonnes plantes, et que le dieu mauvais s’occupait des mauvaises graines. Cette distinction n’est pas recevable de nos jours, puisqu’on sait que chaque plante a sa place dans le processus biologique et qu’il ne saurait y avoir de « mauvaises » plantes, pas plus d’ailleurs qu’il ne peut exister de mauvais animal.

3 Dans cette prière, la descente du christ traversant les 7 cieux (vision d’Isaïe) – où il n’est pas dit qu’il s’incarne – s’opère avec les 12 apôtres, alors que dans la vision d’Isaïe, le christ descend avec les archanges Michel, Uriel, Raphaël et Gabriel jusqu’au 5ème ciel. Puis tout seul jusqu’au 3ème, en prenant soin de ne pas se dévoiler pour arriver au ciel le plus bas que représente la terre.

4 Thomas verset 39   “Jésus a dit : « Les pharisiens et les scribes ont reçu les clés de la gnose et ils les ont cachées. Eux, ils ne sont pas entrés, et à ceux qui voulaient entrer ils ne l’ont pas permis.”